Le poids social de l’autisme

J’ai délaissé ce projet pendant (trop) longtemps. Faire une thèse, ce n’est déjà pas simple, pour n’importe qui. Je peux l’observer chez mes collègues, qui pourtant, pour la plupart d’entre eux, n’ont pas besoin de déployer de l’énergie supplémentaire pour comprendre les enjeux de certaines discussions, préparer puis analyser chaque interaction dans un nouvel environnement ou une nouvelle configuration inconnue.

Le monde de la recherche est un monde très codifié, presque féodal. Je ne compte plus les crimes de lèse-majesté que j’ai commis en essayant de faire avancer quelque chose, en échangeant autour d’un projet que je réalise sur mon (très rare) temps libre sans y inclure ma directrice, en répondant (ou pas) à un mail… C’est un monde très hiérarchisé, où une personne est introduite par quelqu’un-e qui a les clefs. Puis, elle doit se faire « son nom ». Théoriquement, elle est pour cela accompagnée, encadrée. Dans la réalité, ce qui est attendu des membres de l’enseignement supérieur et de la recherche est littéralement impossible au vu des moyens (financiers, humains, matériels) mis en œuvre. Alors l’encadrement intervient quand il faut présenter des résultats… Parce que ces résultats doivent être irréprochables, tout comme la recherche qui a amené à leur obtention, d’ailleurs. Sans prendre en compte que toutes les étapes nécessaires à cette recherche, læ doctorant-e les fait souvent pour la première fois.

Bref, il y a énormément d’implicites, notamment en lien avec la hiérarchie (qu’elle soit administrative ou de renommée) et même les explicites sont à trouver par soi-même… Ce qui amène de la fatigue. Beaucoup de fatigue.

Il y a néanmoins un autre aspect duquel je voudrais aujourd’hui parler. J’ai décidé d’enfin m’asseoir et d’écrire à ce sujet pour me libérer le cerveau, puisque ce billet tourne dans ma tête depuis des semaines. Je ne peux pas promettre plus de régularité à l’avenir, parce que mon niveau de fatigue ne risque pas d’aller dans le bon sens au vu des attentes qui se profilent d’ici à la fin de l’année et… Les fêtes, qui ne sont pas de tout repos non plus. Bref, venons-en au sujet.

Être autiste publiquement…

Comme le titre l’indique, je souhaite aujourd’hui parler du poids social de l’autisme. Je ne suis pas spécialement « connu » au sens commun du terme, mais j’ai organisé et participé à différents évènements publics autour de l’autisme. Ma directrice, des membres de mon équipe au laboratoire, des collègues sur mon ancien lieu de stage clinique (qui est mon futur lieu d’expérimentation), certain-e-s ancien-ne-s profs qui sont maintenant des collègues, mes camarades de promo, certaines personnes que j’ai reçues en tant que psychologue stagiaire, bref, tout un tas de monde sait que je suis autiste. Parce que je leur ai dit directement, parce qu’iels ont vu mes interventions publiques (qui sont sur YouTube), parce qu’iels ont tapé mon nom sur Internet et ont trouvé les articles de presse liés à ces interventions, parce qu’iels l’ont deviné en lien avec leurs compétences professionnelles…

Être reconnu-e comme autiste, ça a un poids. Des personnes bien intentionnées disent que « ça ne change rien », que ça ne devrait rien changer. Que ça ne compte pas dans l’évaluation des compétences professionnelles, par exemple. Que les personnes qui vont faire cette évaluation, que ce soit lors d’un entretien d’embauche, entretien annuel ou même implicitement au fur et à mesure des échanges professionnels ne vont pas y prêter attention. On parle même désormais du côté « désirable » d’un diagnostic d’autisme. Tout en proposant, en parallèle, parfois dans les mêmes services (!!) des ateliers pour lutter contre l’auto-stigmatisation pour les personnes qui ont un diagnostic d’autisme. Et ça ne semble pas faire tilt, que ces deux principes sont légèrement contradictoires.

Un poids parfois subtil… ou pas.

Ce poids est parfois subtil, parfois non…

Dans ma carrière précédente, avant de reprendre mes études en psychologie, j’ai travaillé pendant un peu plus d’un an et demi en usine. Pratique courante dans ce milieu, il s’agissait de missions d’intérim à la journée, renouvelées (très) régulièrement. Mon diagnostic était alors récent, je venais d’obtenir la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) et je l’avais précisé à l’employeur.

Après plusieurs mois de travail, j’ai été convoqué dans le bureau du grand patron, avec la responsable de la ligne de production. J’aimerais pouvoir dire que ce qui suit est exagéré, mais je pense que de nombreuses autres personnes avec la RQTH ont malheureusement connu des situations similaires. Personne ne m’a expliqué la raison de cet entretien, je ne savais donc pas à quoi m’attendre. Lorsque je suis rentré dans la pièce, on m’a indiqué une chaise, en face du bureau, sur laquelle m’asseoir. Et puis a commencé ce qui s’est révélé être, je l’imagine, un « entretien » d’embauche ?

Ces guillemets existent puisque ce cher directeur m’a dit bonjour, puis a commencé à exposer la nécessité pour l’entreprise de recruter des salariés en CDI. Puis, il a commencé à poser quelques questions en lien avec cette potentielle offre, directement à la responsable de ligne. Ces questions n’étaient pas en lien avec ma productivité, mon attitude au travail, son évaluation de ma possible (in)adéquation avec l’offre. Non, il posait des questions sur ma motivation, mes prétentions salariales, mes envies d’évolution… Mais pas à moi.

Les choses se sont éclaircies quand, face à ce que j’imagine être mon visage fermé ou ne reflétant pas l’enthousiasme qu’il s’attendait à y trouver, il m’a demandé directement quand je pouvais signer. J’ai répondu, sonné, qu’il fallait que je réfléchisse à la proposition. Et il a rétorqué, du tac au tac, en se tournant vers moi cette fois-ci, qu’il ne fallait pas que je prenne trop de temps pour y réfléchir. En effet,  il ne m’avait embauché « que parce que j’avais la RQTH, parce qu’il y a un quota à remplir », que « les gens comme [moi] n’auraient pas beaucoup d’opportunités comme ça dans leur vie, personne d’autre ne voudrait leur proposer un CDI ». Il a enchaîné en expliquant que si je refusais, plus aucune mission d’intérim (dont je dépendais financièrement) ne me serais proposée et que cette proposition s’accompagnait évidemment d’obligation de productivité, en « échange » de « tous les efforts mis en place pour accommoder mon handicap ». Absolument aucun aménagement n’était mis en place, personne mis à part l’administration n’était au courant de la RQTH. Et j’étais (puisque tout est mesuré dans ce contexte), systématiquement dans le top 3 des personnes les plus productives de la ligne. Ce sur quoi il ne s’est absolument pas renseigné avant cet entretien.

J’utilise cette illustration flagrante pour démontrer que ce poids social que je (et que d’autres camarades avec qui j’ai pu discuter de ce sujet ressentent également) ressens est caractérisé par cette espèce de filtre qui fait que nous sommes perçu-e-s uniquement à la lumière de ce que les gens pensent de cette caractéristique qui nous est attachée : « handicapé-e », « autiste ».

Et cela a d’autres conséquences :

Si je dis dans ma carrière actuelle, de chercheur, que je suis autiste, je suis presque automatiquement perçu comme « militant ». Mes prises de position, mes réflexions, bien qu’informées par des années d’expériences personnelles mais également d’échanges avec d’autres personnes autistes, d’accès au savoir communautaire, y compris dans des espaces inaccessibles au grand public, c’est-à-dire les espaces en non-mixité, où la parole est libérée, sont prises « avec des pincettes ». Il appartiendrait à d’autres, plus « objectif-ve-s » parce que « non-concerné-e-s » d’en vérifier l’intérêt.

C’est particulièrement flagrant, par exemple, dans les éternelles discussions que je peux avoir autour de la dénomination des personnes autistes. Même sans parler de mes préférences personnelles, en citant les différentes enquêtes, recherches, expressions communautaires, sur la préférence pour « personne autiste » face aux locutions « personne avec autisme » ou « personne sur le spectre », cette position est perçue comme militante. On m’oppose, quand j’expose l’argument entendu maintes fois dans la communauté, qu’on ne dit pas « une personne avec latéralisation droite » ou « avec orientation hétérosexuelle », que « Tout de même, « autiste » c’est beaucoup plus stigmatisant que « gaucher » ». Sans prendre un instant pour réfléchir sur le fait que cet argument en dit beaucoup plus sur la personne qui le formule que sur le concept de stigmatisation…

En tant que personne autiste, on entend souvent que l’autisme ne « doit pas nous définir ». Mais quand ça les arrange, ces mêmes personnes nous réduisent à cette caractéristique.

Parler de l’autisme, notamment dans ce milieu de la recherche qui se prétend expert, qui prétend savoir mieux que les personnes concernées ce qui leur est nécessaire, alors que cela mène, dans la réalité, à des années d’errance diagnostique et de souffrance psychique, à des hospitalisations forcées en milieu psychiatrique (et la violence qui parfois les accompagnent), ce n’est pas juste pour moi une carrière. Je ne pense pas trop m’avancer en disant que pour mes camarades autistes en psychologie, que ce soit côté clinique, recherche ou un mélange des deux, il en est de même. Nous ne forcerions pas à porter ce poids juste pour ça. Ce travail, je le fais pour que les autres personnes autistes n’aient pas le même parcours que moi. Pour leur éviter une hospitalisation traumatisante en milieu psychiatrique. Pour leur éviter le « vous êtes autiste, au revoir » et le vide intersidéral apès le diagnostic. Pour qu’on les traite comme des êtres humains et qu’on leur donne le soutien qui leur est dû. Soutien qui a lieu d’être face à l’inflexibilité d’une société créée par et pour les personnes dites « majoritaires », « typiques ».

Faire de la recherche dans le milieu de l’autisme, c’est aussi être constamment exposé à des discours ou des projets de recherche qui visent par exemple à repérer les gènes de l’autisme pour  « éviter cette souffrance à d’autres », donc dans une démarche eugéniste de « tri pré-natal », tout en « éliminant pas les bons sujets, par exemple les génies des maths ». Je parle ici par exemple de l’étude Spectrum 10k. C’est aussi être régulièrement exposé à des discours sur le coût énorme qu’ont les personnes autistes pour la société, leur inadaptation, leur maladie, le fait que telle intervention peut les rendre « utiles »…

Et comme mentionné plus haut, je m’épuise à obtenir un diplôme, un doctorat, pour m’ouvrir la porte de certains de ces cercles. Pourtant, je le sais, même si je réfléchis sans arrêt à mes positionnements en tant que psychologue, en tant que chercheur et en tant que personne concernée, tout le travail que je fais, il suffit qu’une personne sache que je suis autiste pour le mettre de côté. Parce que je ne suis pas assez « objectif « . Parce que je serais considéré comme « militant ». Parce qu’à ce moment-là, ce n’est plus la qualité de mon travail, le contenu de mon discours, mais simplement ce foutu filtre que mon interlocuteur-ice va mettre sur tout ce que je dis qui va compter.

Je sais que les preuves anecdotiques ne valent pas généralité, mais j’ai connaissance de plusieurs personnes (oui, aussi en France) pour qui l’obtention du diplôme (de Master, de Doctorat), a été laborieuse, parce qu’un-e membre du jury refusait l’idée que ce qu’avait produit la personne méritait ce titre, à cause de son identité. Rien qu’écrire ceci, qui pourtant représente la vérité, me porovoque tout un tas d’émotions plus que désagréables.

Je redouble de travail, je dépense une énergie folle et je sais que je vais rencontrer des gens comme ça sur ma route. J’en rencontre déjà, j’en rencontre toujours. Lorsque je présente ma recherche en équipe de laboratoire on me rappelle que « je ne suis pas là pour me réparer ». D’un manière pernicieuse, je suis parfois aussi le « token », donc la personne qu’on peut utiliser pour dire qu’on est inclusif, participatif… Toujours en lien avec une caractéristique que je ne peux pas contrôler, pas avec mon travail.

Conséquences…

Au niveau des échanges sociaux, aussi, l’autisme a un poids. Si je comprends de travers, c’est systématiquement « parce que je ne comprends pas bien l’implicite », pas parce que ce n’était pas clair. Si je rencontre des difficultés de communication avec ma directrice de thèse, le psychiatre que je consulte me détaille par le menu à quel point c’est ma responsabilité, tout ce que je ne fais pas bien, parce que je suis autiste. C’est la double peine : c’est de ma faute, mais en même temps, je n’y peux pas grand-chose. Même dans certaines relations amicales, parce que j’ai accepté d’être plus ouvert, plus clair sur mes besoins et mon fonctionnement, face à des demandes de compréhension mais aussi des déclarations répétées de vouloir s’adapter, je peux être confronté à cette double peine : on m’explique que les échanges ne sont pas assez fréquents mais qu’on n’ose pas me parler parce que je ne comprends pas à cause de mes difficultés d’interaction sociale…

Porter ce poids, c’est épuisant. C’est pour ça que le poids du camouflage, qui est aussi très lourd et a de nombreuses conséquences sur la santé mentale, est préféré par beaucoup de personnes. C’est pour ça que la décision de parler de son autisme est discutée en long, en large et en travers dans des groupes d’entraide mutuelle, dans des ateliers d’habiletés sociales, dans des espaces d’échange entre personnes qui travaillent dans le même milieu…

Mon intention dans ce billet n’est pas de m’exempter de responsabilité. Je ne dis pas que je suis irréprochable dans mes interactions sociales, que les difficultés de communication ne viennent pas, parfois, de moi. J’en ai conscience. Je passe, comme de nombreuses personnes autistes, plusieurs heures parfois après une interaction à me refaire le film pour analyser, apprendre, améliorer.

Je ne dis pas non plus que je suis un martyr pour la cause. Que je sacrifie mon énergie, mon équilibre psychique, pour faire avancer les choses et que sans moi rien ne bougera. J’essaie simplement d’éclairer, comme je peux, le poids que c’est de porter tout ça. Je sais que je ne suis pas le seul à le porter. Certain-e-s le portent de manière encore plus publique, visible que moi, avec tout ce que cela entraîne en terme de remise en question du diagnostic, d’insultes publiques, de sollicitations pour du travail gratuit, etc.

J’écris ceci parce que je suis fatigué. Parce que ce poids supplémentaire, des personnes bien intentionnées et qui existent, je le sais, peuvent nous aider à le porter. Parce qu’au vu du fonctionnement actuel de ce système, ajouter votre voix à la nôtre lui permet de porter plus loin. Lui permet même parfois d’entrer dans des espaces où elle n’est habituellement pas entendue.

Alors informez-vous, éduquez-vous, partagez autour de vous les ressources, les écrits, les vidéos, les prises de paroles, les productions, etc., de personnes autistes, d’autant plus si votre travail est en lien avec elles.

Parce que malgré certaines rhétoriques courantes, nous ne sommes pas juste « un coût immense pour la société ». Nous ne sommes pas « à soigner ». Nous ne sommes pas à éliminer.

Et le simple fait que je doive l’écrire montre l’immensité du chemin encore à parcourir.

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