Fierté de funambule

Aujourd’hui, c’est le jour de la fierté autistique.

Cette journée ayant été créée et étant célébrée majoritairement par les personnes concernées, elle est moins connue que le 2 avril… Et donc moins « polluée » par des discours creux de politiques, d’institutions et de personnes qui affichent fièrement du bleu ou une pièce de puzzle pour gagner leur étoile de bon-ne allié-e. Parce que de toute façon, au mois de juin, ces gens arborent les couleurs du drapeau arc-en-ciel, le temps d’une campagne marketing, d’aller faire la fête à la marche des fiertés… avant d’oublier les gens qu’iels ont prétendu défendre jusqu’à la prochaine campagne (marketing ou électorale).

Quoi qu’il en soit, c’est donc le jour où le contenu produit par les personnes est sans doute le plus visible, ce qui ne fait pas de mal. Est-ce que je suis entièrement d’accord avec toutes les personnes autistes ? Bien sûr que non ! Parce que ce sont avant tout… Magie, des personnes. Avec des opinions et des expériences différentes. Il n’empêche que voir des voix souvent étouffées s’exprimer est agréable. Oui, il s’agit d’une communauté, parce qu’un certain nombre de caractéristiques nous rassemblent, mais une communauté c’est aussi un groupe divers, ce n’est pas un bloc uniforme (et tant mieux!) quoiqu’en pense certains courants politiques.

L’autisme a une longue histoire, de stigmatisation, de représentation médiatique stéréotypée, qui impacte la vie quotidienne des personnes concernées et pas seulement à travers les commentaires qu’elles peuvent recevoir, mais aussi suite à ce qu’elles ont internalisé. Avec la modification des classifications, les théories alarmistes sur l’ « épidémie » d’autisme, la visibilité qui augmente via un certain nombre de personnalités (françaises ou internationales), les commentaires du type  » c’est à la mode « ,  » tout le monde est un peu autiste », « tu cherches un truc pour te dire que tu es spécial-e « , etc sont de plus en plus présents.

Parce que le cerveau humain aime la binarité, classer les choses en « gentil/méchant » , »agréable/désagréable », « homme/femme », etc., des catégories qui ne représentent pas la réalité complexe, on a aussi, pendant longtemps (et ce n’est pas fini), catégorisé l’autisme en « haut niveau » et « typique ».

« Haut niveau », ça veut dire qu’il existe un « bas niveau », mais ça semblait visiblement trop impoli de le désigner comme cela, probablement. Donc on est censé-e-s ignorer que la dénomination « haut niveau » dessine, en creux, un autre niveau, considéré inférieur.

Et puis, ça veut dire quoi, « haut niveau » ? En réalité, c’est l’adaptation de « high-functioning« , en anglais, qui fait référence à la fonctionnalité de la personne. La fonctionnalité, c’est, en somme, la capacité à « fonctionner ». Dans le monde tel qu’il existe, c’est équivalent à la capacité à passer pour une personne non-autiste. En effet, la fonctionnalité d’une personne va être totalement différente si certaines choses (souvent peu coûteuses financièrement, matériellement, énergétiquement, etc) sont adaptées.

Cette dénomination de « haut niveau », ça sous-entend aussi, en tout cas dans l’esprit de la majorité des personnes non-autistes que j’ai pu fréquenter, notamment dans le cadre institutionnel, que la personne est capable de le faire. Très (trop!) peu de personnes se préoccupe du coût que cela peut avoir pour la personne en question. Souvent, plus ça va, plus la personne va repousser ses propres limites, et plus on va attendre d’elle, sans prendre en compte, à nouveau, que les réserves d’énergie sont limitées. Bien sûr, elles le sont aussi chez une personne non-autiste, mais ce qui va coûter de l’énergie, ce qui va user la batterie, le temps pour s’en remettre, etc, est complètement différent. C’est ce qui a un (fort) impact sur la fonctionnalité. C’est ce qui crée le handicap.


Je vais tenter de décrire, par une image, mon expérience (qui semble ressembler à celle d’un certain nombre de personnes avec qui j’ai pu échanger, même si, comme toujours, je ne peux parler que pour moi-même).

Pour moi, c’est comme si vous étiez un funambule, dans un cirque. Vous êtes là, sur votre fil, avec un équilibre très précaire. Pour atteindre votre objectif, vous devez faire un certain nombre de pas. Mais vous n’êtes pas tout-e seul-e, il y a bien sûr un public, qui vous fixe. Qui vous crie des demandes d’acrobaties et vous hue quand vous ne les faites pas. Qui vous lance des choses à rattraper et à accumuler comme vous pouvez sur votre dos, alors que vous tentez d’avancer soigneusement. De temps en temps, comme un imprévu sorti de nulle part, une personne tire sur le fil, le fait vibrer, vous ressentez les vibrations remonter dans vos muscles, bouleverser votre équilibre et vous faites tout pour vous accrocher, rester debout.

Parfois, il vous est impossible de rattraper quelque chose qu’on vous a lancé. Et vous sentez alors le poids du jugement, écrasant, les regards critiques posés sur vous. [Ok, vous avez réussi à attraper tous les objets « travail » de ces dernières semaines, mais le ménage est complètement passé à la trappe. Impossible de garder les yeux dessus, de pouvoir l’attraper et le tenir en même temps que tout le reste, par exemple].

Le poids s’accumule, les gens chuchotent, vous jugent, parfois bruyamment. Vous entendez des conversations qui décrivent à quel point vous êtes un-e faux-sse acrobate, que tout le monde peut faire ça, que les gens comme vous sont un poids pour la société, qu’il vous faut trouver un vrai travail et être productif-ve, que vous faites ça pour vous rendre intéressant-e, etc. Le feu des projecteurs vous éblouit, mais vous vous accrochez coûte que coûte. Parce qu’en dessous, c’est noir. Il n’y a pas de filet [C’est malheureusement le cas pour un trop grand nombre d’adultes autistes]. Si vous trébuchez, si vous tombez, vous n’allez pas en mourir, mais vous savez que ça va faire très mal. Vous allez vous casser quelque chose. Cela vous prendra un bon moment avant de réussir à remonter sur le fil.

Mais pourquoi remonter sur ce fil ? Parce que c’est le seul endroit où il y a de la lumière. Le seul endroit où il peut vous être possible d’atteindre un objectif. De réaliser quelque chose. Parce que c’est le seul chemin que vous avez, ce que « tout le monde » doit ou sait faire. Donc, la jambe cassée à peine remise, vous vous hisserez à nouveau, pour réessayer.

Et si vous arrivez à traverser une fois, personne n’applaudira. C’est « normal ». Ça démontre vos capacités, ça veut juste dire qu’on ne vous a pas donné assez de choses à transporter, d’obstacles sur le fil, etc. Personne ne viendra vous aider quand vous serez au sol, puisque vous n’êtes intéressant-e que lorsque vous êtes sur ce fil. Votre nouvel objectif est de l’autre côté, donc peu importe votre fatigue ou le temps que cela vous a pris, c’est reparti pour un tour, avec une foule dont certain-e-s membres sont plus exigeant-e-s puisqu’iels vous ont vu (même si péniblement) réussir une fois. Après tout, pour iels, vous marchez simplement sur un trottoir…


Comme toutes les images, ça n’est pas nécessairement totalement représentatif, ni exhaustif. Mais ce discours autour de la fonctionnalité, de ce soi-disant « haut niveau », qui sous entendrait qu’il s’agit de capacités immuables, qui ne coûtent rien à la personne, qui sont faciles à mettre en place, etc, est très présent. Si les choses deviennent trop compliquées, si on perd en fonctionnalité, on entend trop souvent « Mais tu sais faire « , « Tu n’as qu’à… » « Il faut que tu… « , etc.

Parce qu’après tout, l’autisme, comme n’importe quel autre handicap, n’est intéressant que quand il est « glamour » ou « admirable ». Quand on pense que c’est un point à mettre en avant pour rentrer dans certaines formations, quand on peut spéculer sur l’éventuel diagnostic d’un-e camarade de promo sans réaliser que ça peut lui coûter cher, quand on peut en faire des blagues, des expressions, des punchlines politiques, quand il s’agit de développer des personnages stéréotypés et excentriques… Quand on peut dire qu’on est quand même content-e que ça ne soit pas arrivé dans notre famille, ou à nous. Quand il suffit d’afficher une pièce de puzzle ou la couleur bleue en avril…

Je ne dis pas qu’il n’y a que les personnes concernées qui doivent pouvoir s’exprimer lors de ces journées. Mais lorsqu’il s’agit de fierté (qu’elle soit autiste ou LGBTQIA+, d’ailleurs), laissez la place aux personnes pour qui ces journées sont créées. Laissez les passer en premier, utilisez vos ressources pour amplifier leurs voix. Parce qu’il leur aura peut-être fallu toute l’année, voire souvent même plusieurs, pour pouvoir dire qu’iels sont fièr-e-s.

Merci pour nous, mais aussi pour ciels qui n’arrivent pas encore à le dire.

Joyeuse journée de la fierté autistique.

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