Du mauvais côté de la norme

J’ai déjà évoqué ici le fait que je ne vis pas « avec » l’autisme, parce que l’autisme est indissociable de mon expérience de vie (cf https://psychautiste.wordpress.com/2020/01/08/autisteetdroitier/). C’est un fait, c’est la façon dont mon cerveau fonctionne, que je le veuille ou non, d’ailleurs. Parfois, je me demande à quoi ressemble le monde à travers les yeux de quelqu’un-e pour qui le monde n’est pas débordant de stimuli sensoriels plus ou moins envahissants. C’est surtout par curiosité intellectuelle, parce que j’aime essayer de comprendre les expériences et les positionnements des autres, d’où mon choix de carrière.

Aujourd’hui, je suis en doctorat, après avoir obtenu un Master de Psychologie avec mention, qui suivait une Licence de Psychologie, elle aussi avec mention. Je ne dis pas ça pour me faire mousser, je le dis parce qu’il semblerait que ce soit un accomplissement. Ces mentions représentent surtout pour moi la quantité de travail à mettre en oeuvre pour arriver au bout de ces études. Pas à cause du contenu, non, mais l’expérience universitaire est loin d’être adaptée aux personnes autistes, que ce soit par les travaux de groupe incessants, les oraux, les changements d’horaires et/ou de consignes au dernier moment, les exigences de stage, le discours permanent qu’une personne concernée est loin d’être apte à faire ce métier, les propos aliénants et parfois clairement insultants que l’on peut entendre sur l’autisme au cours de ce cursus… Et j’en passe. Et ce n’est pas fini, puisque j’ai encore un pied dedans, finalement.

Choisir cette carrière, être confronté aux expériences de stage, les échanges avec mes (ex-) camarades de promo, a été aussi l’occasion de réfléchir à mes limites. Ce que je suis en capacité de proposer aux personnes qui viendraient me voir, ce sur quoi j’aurais besoin d’être épaulé, sur ce quoi je ne suis pas compétent/en capacité. Cet examen (souvent strict) de soi, c’est une expérience commune chez les personnes autistes. Un exemple parmi tant d’autres des formes qu’il peut prendre est le rembobinage de toute la conversation une fois que l’on quitte un moment social, pour réfléchir à ce qu’on a mal dit, pas dit, ce qu’on aurait dû dire à la place, si l’on a trop/pas assez parlé, bref, tout ce qui ne va pas dans l’interaction qui vient de se terminer. Oui, c’est à but d’amélioration, mais le cerveau humain ayant un biais négatif, cela n’aide pas beaucoup à voir ce qui a potentiellement pu bien se passer.

Mais c’est cela aussi, être autiste. C’est tenter, au moins pour un moment, de rentrer dans la norme. Dans cette case aux bords tranchants, inconfortable, souvent inatteignable malgré les contorsions. Parce que cet examen post-interaction nous amènera toujours à trouver quelque chose qui a démontré la supercherie, le fait que nos efforts n’étaient pas suffisants. Est-ce que les autres personnes l’ont repéré? Ce n’est pas forcément certain, mais il arrive toujours un moment où cela arrive, à force d’interactions répétées.

Parce que se plier en quatre pour tenter de rentrer, au moins un peu, dans cette case normative, qui est la case départ de l’accès à des relations amicales, amoureuses, à l’autonomie financière, à la réalisation de projets (professionnels et/ou personnels), malgré la fatigue et les blessures que cela occasionne, est malheureusement fréquemment infructueux. Pas entièrement, mais certainement pas à la hauteur des efforts déployés.

Cela n’empêche pourtant pas les gens de me dire que « ça ne se voit pas », que « je me débrouille très bien », que je suis « résilient », « courageux », etc… Et c’est là où je veux en venir avec ce texte. Cette case de la norme, inflexible, dure, qui fait suer, saigner, se contorsionner tant de gens pour avoir un espoir pouvoir exister dans ce monde, de pouvoir accéder à certaines choses… L’ énergie que certain-e-s peuvent consacrer à encenser le « courage », la « force » et la « résilience » des personnes qui tentent coûte que coûte d’exister malgré les blessures infligées devrait plutôt être consacrée à sa destruction. A tout le moins, à son assouplissement.

Je ne suis pas courageux. Oui, je marche tous les jours sur un champ (imagé) de mines, je tente régulièrement de grimper les barbelés qui entourent ce camp normatif parce qu’il me faut être présent pour pouvoir faire un pas de plus vers l’accomplissement de certains projets. L’angoisse permanente, les blessures infligées par les barbelés, je m’en passerais bien. Et ce dont je me passerais encore plus sont les « compliments » des gens qui sont nés du bon côté des barbelés.

Est-il possible de créer des espaces en dehors de la norme, où exister librement? Plus ou moins. J’essaie également d’y participer. Mais un pied dans le monde normatif est néanmoins essentiel, souvent, pour les faire vivre (que ce soit par le biais du soutien monètaire, institutionnel, etc). Il m’a fallu et il me faut encore taire mon autisme pour pouvoir avoir accès à ces études, pouvoir terminer mon diplôme, maintenant pouvoir travailler sur et soutenir ma thèse… Tout ça pour tout de même me retrouver mis de côté lors de potentiels futurs entretiens d’embauche et/ou postes parce que je n’aurais pas les « compétences sociales » requises.

Parce que malgré tous ces compliments, ces « tu te débrouilles bien », il suffit d’un faux pas pour se faire à nouveau ramener de l’autre côté de la frontière, dans la fameuse bulle (créée et maintenue par qui?) et tel Sisyphe recommencer, encore et encore, à franchir toutes les épreuves, se blesser, se contorsionner, porter un masque lourd et étouffant, pour gratter quelques miettes qui nous seront finalement vite reprises ou refusées.

Alors, à toutes les personnes qui permettent, souvent sans même s’en rendre compte, à ces barbelés d’exister : je n’ai pas besoin qu’on me dise ce que je sais ou non faire. Je n’ai pas besoin de votre jugement, même s’il est positif. Je me juge assez tout seul. Mon jugement est sûrement teinté par toute les expériences négatives précédentes, certes, mais cela me protège aussi sûrement de nouveaux échecs cuisants (ce qui ne m’empêche pas d’en vivre, malheureusement). Mais je n’ai pas besoin que vous admiriez « ma force », « mon courage », « ma résilience » quand je traverse ce mur de barbelés. J’ai, comme toutes les autres personnes qui sont du mauvais côté de la frontière, que les barbelés soient moins épais. Moins blessants. Je ne pense pas, en tout cas pas de mon vivant, qu’ils puissent entièrement tomber, encore moins en France. Mais je pense que chacun-e peut faire l’effort de réfléchir à son positionnement, à ses réactions normatives et au moins adoucir ses propres barbelés.

Pour faire simple: au lieu de complimenter ma force, mon courage et ma résilience, faites en sorte que je n’en ai plus besoin pour pouvoir survivre et exister.

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