Être ou paraître… Telle est la question?

Parlons du camouflage. Vaste sujet!

CW: Suicide

Toutes les références mentionnées dans le texte sont répertoriées en fin d’article ;). Elles sont disponibles, mais uniquement en anglais, langage majoritaire de la recherche scientifique en psychologie.

D’abord, c’est quoi, le camouflage? Le camouflage, c’est un terme fréquemment utilisé, dans la communauté mais aussi dans la recherche, pour décrire l’ensemble des comportements mis en place, consciemment ou non, par une personne autiste pour masquer ses particularités lors des interactions avec le monde extérieur, notamment les interactions sociales. En fait, c’est le « masque social ». Est-ce une expérience exclusive au vécu des personnes autistes? Probablement pas. Mais, encore une fois, je ne parle ici que de ce que je connais ;).

Le masque social, c’est sûrement une expérience plus ou moins universelle. Une personne se conduit différemment selon l’environnement social dans lequel elle évolue. Par exemple, une personne se comportera différemment au travail et interagira différemment avec ses collègues qu’avec ses supérieurs hiérarchiques, mais ses interactions seront également complètement différentes dans un cadre amical, ou familial. Néanmoins il s’agit, pour des personnes ne présentant pas de difficultés dans les domaines de la communication et de l’interaction sociale, de choses intuitives et sans grand impact.

Le camouflage social, chez les personnes autistes, c’est à la fois masquer les particularités, de manière consciente ou non, mais également compenser d’éventuels « déficits » en appliquant des stratégies conscientisées telles qu’appliquer des méthodes apprises en atelier d’habiletés sociales, par exemple, ou des méthodes plus ou moins conscientes/automatiques comme anticiper chaque interaction.

Pourquoi parler du camouflage? Alors, pourquoi parler du camouflage dans l’autisme? Parce que cela un impact sur la santé mentale chez les personnes autistes. Impact que l’on retrouve dans la littérature scientifique, qu’elle soit qualitative, c’est-à-dire une recherche effectuée directement à partir du discours des personnes concernées, comme chez Hull et al. (2017) ou quantitative, c’est-à-dire des données issues de tests ou de questionnaires normés, comme chez Cage et al. (2018) par exemple. Ces données indiquent que le camouflage est une source de dépense d’énergie très importante pour les personnes autistes, mais peut aussi être lié à une symptomatologie anxio-dépressive, être une source de stress intense, et surtout, être la source d’un sentiment de solitude, de ne jamais pouvoir être « vraiment soi ».

Des donnes récentes (Cassidy et al., 2020) suggèrent même que le camouflage et sa conséquence directe du sentiment de ne jamais totalement appartenir au groupe, de ne pas pouvoir être authentique, auraient un lien avec une augmentation de la suicidalité (c’est-à-dire des comportements suicidaires et para-suicidaires telles que les pensées suicidaires, les préparations, etc.)

Mais alors, pourquoi le camouflage? C’est une question raisonnable. Le camouflage n’est d’ailleurs pas toujours réussi, puisque la personne peut être décrite comme « particulière » malgré les efforts déployés. Cela coûte beaucoup d’énergie, au détriment du bien-être et d’une santé mentale épanouie.

Cage et Troxell-Whitman (2019) se sont intéressées à cela dans une recherche intéressante, dont je souhaite parler avec vous aujourd’hui. Elles ont interrogé 262 participant-e-s autistes et à travers une méthodologie mixte (composée de questionnaires quantitatifs et d’entretiens qualitatifs) ont récolté des données autour du comportement de camouflage.

Les motivations du camouflage, identifiées dans cette recherche, sont les suivantes:

  • Des motivations qui font référence à l’assimilation : être capable de fonctionner en société, ou être perçu-e comme fonctionnel en tout cas; avoir l’air « normal-e » et une notion de sécurité qui y est liée. En effet, il est (très, trop) vite fait de se retrouver la cible de commentaires et/ou comportements injurieux, méprisants, discriminants et/ou violents lorsque notre différence est repérée.
  • Des motivations qui font référence à l’appartenance: c’est en effet un besoin fondamental des êtres humains. Se sentir pleinement accepté-e, comme faisant partie du groupe.

Vous remarquerez que mes écrits se ressemblent, puisque je parle fréquemment de cette délicate ligne à naviguer, cet exercice d’équilibriste que représente le fait de fonctionner et d’interagir dans un monde très peu adapté à mes particularités et des efforts que cela me demande… Et je ne suis pas seul dans ce bateau, comme le montre les recherches suscitées.

Le camouflage et ses conséquences. Outre les effets sur la santé mentale mentionnés plus haut, le camouflage a tout un assortiment d’impacts. ceux repérés dans l’article de Cage et Trowell-Whitman (2019) sont :

  • Des conséquences sociales : Nous en avons déjà un peu parlé, vous et moi. C’est ce problème d’être à la fois trop autiste mais pas assez. Cette remise en question du diagnostic parce que plus les efforts déployés sont importants et réussis, moins ils sont visibles. Plus l’entourage social croit qu’on « exagère », parce qu’on ne répond pas à leur conception de l’autisme. C’est la problématique du handicap invisible.
  • Des conséquences psychologiques : outre l’épuisement et son accompagnement anxio-dépressif mentionné plus haut, cela met renforce un cercle vicieux d’anxiété autour des erreurs interactionnelles. Si vous êtes aussi sur le spectre, vous savez de quoi je parle. De cette prise de tête incessante pour préparer la conversation, cette vigilance épuisante pendant l’interaction, et surtout ces tourbillons de pensées, ces fameux « et là, j’aurais du me taire, est-ce que j’ai trop parlé ?, j’aurais pu/du dire ça, etc… »
  • Des impacts sur l’identité : Sur le long terme, cela entraîne souvent des pensées du type « je ne sais plus qui je suis ». Qui est-on réellement, quand il est compliqué d’exister avec les autres? Quand cette existence sociale est calculée, par nécessité? Quand l’authenticité semble inatteignable, voire dangereuse? On rentre ici dans un débat philosophique et existentiel, dans des choses qui peuvent heurter les valeurs comme le sentiment de tromper les autres, ou de se trahir soi-même…

Je ne fais qu’effleurer ici le sujet du camouflage. Nous reviendrons, probablement, dessus, à un autre moment. C’est un des mécanismes qui me permet d’être là où j’en suis. D’avoir réussi à obtenir mon diplôme, de m’intégrer plus ou moins dans des équipes professionnelles… Mais aussi, sûrement, à entrer et maintenir des relations avec ce groupe de personnes formidables dont je vous ai déjà parlé.

Et nous arrivons là dans un dilemme fréquent. Ces personnes savent que je suis autiste et lisent même ce blog. Elles me répètent que c’est le « véritable moi » qui les intéresse, qu’elles ne seraient pas dérangées par des manifestations autistiques, etc. Objectivement, un certain nombre d’éléments vont effectivement dans ce sens. Par exemple, il s’agit de personnes exerçant également dans le milieu de la psychologie, qui sont donc régulièrement exposées à des comportements en dehors de la norme. Ce sont aussi, encore une fois, des personnes extrêmement bienveillantes et ouvertes.

Mais, parce qu’il y a forcément un mais, que d’autres personnes sur le spectre ont probablement déjà déduit, il y a forcément tout un tas de questions qui apparaissent. Est-ce que ces personnes ne voudraient pas avoir des relations amicales qui ne leur rappellent pas le travail? Est-ce que c’est possible pour moi de mâcher prise sur certaines choses, lâcher certains éléments de ce camouflage si patiemment et douloureusement construit, certains éléments conscients, sans que cela ne fasse tomber tout le reste et entraîne donc un certain nombre de difficultés? Est-ce qu’il m’est possible d’être moins « camouflé » sans que ce tourbillon de pensées post-interaction soit encore plus envahissant?

Un des compromis actuels pour moi, qui est celui exercé par un certain nombre de personnes également sur le spectre, est de parfois exprimer certaines restrictions, admettre quand je suis trop fatigué pour participer à une interaction sociale, parler de certaines particularités de manière explicite…

Mais cela est toujours compliqué pour moi, y compris dans un cadre aussi bienveillant. Parce que je suis toujours sur ce délicat fil qui cherche un équilibre entre la norme et le hors-norme, la frontière floue de ce qui peut être gênant pour certaines personnes et pas pour d’autres, ce qui va heurter la relation ou non…

Autre chose, en lien avec le camouflage. J’ai parlé au départ de ce billet de stratégies conscientes et non-conscientes. En effet, pour les personnes diagnostiquées à l’âge adulte, plus particulièrement, un certain nombre de stratégies de compensation sont automatisées. C’est parfois en réaction à l’annonce du diagnostic, en réagissant à la question d’une autre personne concernée, ou en lisant un livre, etc, qu’on identifie une stratégie mise en place il y a longtemps, sans vraiment en avoir analysé toutes les composantes et qui s’est maintenue et automatisée à travers le renforcement positif (c’est-à-dire à travers les résultats satisfaisant que cette stratégie nous apporte).

Voilà, en partie, pourquoi il n’est pas tous les jours faciles de vivre en tant que personne autiste dans un monde qui n’est pas très adapté. Un mécanisme de survie sociale tel que le camouflage n’est pas des plus simples, peut avoir des conséquences désastreuses et parfois, comme nous en avons déjà parlé, ne suffit pas. C’est néanmoins le meilleur compromis pour l’instant trouvé, tant qu’il sera toujours nécessaire aux personnes « hors-norme » de fournir l’écrasante majorité des efforts pour participer à un monde qui est bien terne sans elles.

Alors à toutes les personnes qui se reconnaissent ici, que ces mots font réagir, rappelez-vous que vous n’êtes pas seul-e-s. Rien que ça, parfois, ça fait du bien.

Prenez soin de vous.


Cage E., Di Monaco J. & Newell V. (2018) Experiences of autism acceptance and mental health in autistic adults. Journal of Autism and Developmental Disorders, 48(2), 473–484. doi: 10.1007/s10803-017-3342-7

Cage, E. & Troxell-Withman, Z. (2019). Understanding the Reasons, Contexts and Costs of Camouflaging for Autistic Adults. Journal of Autism and Developmental Disorders, 49(5), 1899-1911. doi: 10.1007/s10803-018-03878-x

Cassidy, S.A., Gould, K., Townsend, E., Pelton, M., Robertson, A.E. & Rodgers, J. (2020). Is Camouflaging Autistic Traits Associated with Suicidal Thoughts and Behaviours? Expanding the Interpersonal Psychological Theory of Suicide in an Undergraduate Student Sample. Journal of Autism and Developmental Disorders, 50(10), 3638-3648. doi: 10.1007/s10803-019-04323-3

Hull L., Petrides K.V., Allison C., Smith P., Baron-Cohen S., Lai M.C., Mandy W. (2017) “Putting on my best normal”: Social camouflaging in adults with autism spectrum conditions. Journal of Autism and Developmental Disorders, 47(8), 2519–2534. doi: 10.1007/s10803-017-3166-5

2 commentaires sur « Être ou paraître… Telle est la question? »

  1. C’est très chouette d’avoir un article (un blog) qui allie expérience personnelle et données plus générales tirées des études. (et très chouette qu’il y ait ENFIN des études qui se penchent sur le phénomène !) Cet article pourra servir de référence, il explique et résume très bien la problématique, merci pour ça.

    Et bonne chance pour le chemin d’exploration-test vers un peu moins de camouflage avec les ami-es ou dans d’autres contextes… je découds aussi une partie de mes réflexes de survie depuis 2 ans, et quand on peut avoir davantage de liberté, être davantage soi-même, subitement tout devient plus beau et léger (ça me donne des forces, même !). Mais c’est pas évident, et c’est toujours un dosage à faire selon le contexte ; probablement que la fatigue de cet ajustement et ces questions intérieures ne nous quittera jamais, on peut juste chercher un meilleur équilibre.

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