Se dépasser

Un mois, ou presque, que je n’ai pas écrit ici. Ce ne sont pourtant pas les idées qui manquent. Si vous pouviez voir la liste d’idées que j’ai, qui grandit plus vite qu’elle diminue! Elle a ce bénéfice qui arrive malheureusement souvent à mes listes de choses à faire, c’est-à-dire que lorsque je barre quelque chose, j’en rajoute deux ou trois autres. Mais dans ce cas précis, c’est plutôt quelque chose de positif.

Alors oui, le démarrage du doctorat et certaines choses liées à mes premiers pas dans le merveilleux (ironie) monde de la recherche, dont je parlerais sûrement plus tard, y sont pour quelque chose. Mais il y a un autre mécanisme qui joue là-dedans, ce dont je voudrais vous parler aujourd’hui.

En ce moment, vous vous en doutez sûrement, je lis tout un tas de choses autour de l’autisme, surtout sans déficience intellectuelle associée, comme on dit. J’ai vraiment à coeur de valoriser au maximum la parole des personnes concernées. C’est plus lié à mes valeurs fondamentales qu’au fait de l’être moi-même, d’ailleurs, parce que c’est quelque chose que j’applique dans mon travail clinique comme dans mes recherches, y compris sur des thématiques qui ne s’appliquent pas directement à moi. Et c’est lire le témoignage d’une femme diagnostiquée à l’âge adulte, après un burn-out, comme ça arrive encore trop souvent, qui m’a donné l’idée de ce billet.

Elle évoque cette tendance que je n’ai que trop rencontrée, dans mes échanges professionnels ou non, mais que je vis aussi encore beaucoup: Se dépasser. Aller plus haut, plus loin, plus fort. Continuer de pousser le bouchon, jusqu’à ce que ça craque. Parfois parce que l’on ne s’en rend même pas compte. Souvent parce qu’on ne sait pas faire autrement, En effet, lorsqu’on reçoit un diagnostic d’autisme à l’âge adulte, le plus souvent, on découvre que cette fatigue qui nous est si familière n’est pas nécessairement liée à une fainéantise, à un manque d’efforts, au fait de ne pas en faire assez.

Parce que lorsqu’on n’a pas de nom à mettre sur cette différence, lorsqu’on ne comprend pas où se situent certaines difficultés, on grandit tout simplement en observant que des tas de choses semblent être plus aisées pour les autres. On voit des personnes de notre entourage, des représentations médiatiques, des camarades de classe, faire très simplement des choses qui nous coûtent une énergie folle. Voire même parfois, sortir revigoré-e-s de choses qui nous épuisent. Je pense ici par exemple aux soirées, aux fêtes, etc. Lorsqu’on a pas de mot pour expliquer tout ça, dans la société dans laquelle on vit, qui nous pousse aussi à en faire toujours plus, qui valorise le fait de ne pas dormir, de travailler plus, d’être produc-tif-ve, la conclusion que nous (et parfois également des membres de nos entourages) en tirent, c’est que nous ne fournissons pas assez d’efforts.

S’installe donc une mécanique bien huilée, qui consiste à toujours se dépasser. Parce que c’est comme ça qu’on arrive à avancer. A réussir, selon les standards conventionnels. A réussir à l’école, puis à l’université pour certain-e-s, à décrocher des stages, des emplois, etc. Parce que faire taire ces indicateurs internes (de faim, de fatigue, d’épuisement, etc), qui sont déjà parfois difficiles à entendre pour certain-e-s d’entre nous, devient automatique. Les écouter, se dit-on, revient à se relâcher. A être fainéant-e. A ne pas en faire assez. Les différentes avancées, les différents objectifs atteints dans notre vie, souvent au prix d’énormes dépenses énergétiques, ne font que renforcer cette idée. « Je ne me suis pas laissé-e aller, et c’est grâce à ça que j’ai réussi ».

Le diagnostic, et surtout le développement des connaissances qui peuvent lui être associées, peuvent amener un autre éclairage sur cette mécanique. Par exemple, amener à voir que certaines particularités sensorielles conduisent à dépenser une énergie démultipliée par rapport aux dits camarades. Apprendre que cette fatigue est logique. Apprendre qu’une partie de ce qui fait que l’autisme, y compris sans déficience intellectuelle associée est un handicap, c’est cette nécessité constante de s’adapter au monde. Un monde construit par et pour une majorité qui ne présente pas de particularités autistiques.

Mais on a beau le savoir, il est toujours difficile de l’appliquer. Parce que prendre soin de soi, s’écouter, c’est déjà, dans les sociétés occidentales, perçu comme égoïste. Comme paresseux. Comme un pêché, quelque chose dont on devrait avoir honte. Ce sont aussi des règles que l’on internalise. Et si l’on ajoute par-dessus cette pensée devenue règle que j’ai citée au-dessus, « Je ne me suis pas laissé-e aller, et c’est grâce à ça que j’ai réussi »., on est parti-e-s pour un cycle infernal. Un cycle qui s’arrête quand on ne peut plus. Quand le corps dit stop. Quand le cerveau dit stop. Quand les attaques de panique, les meltdowns, les pensées dépressives, la tristesse et autres joyeusetés se multiplient. Jusqu’à prendre tellement de place, parfois, souvent, qu’il est impossible de faire quoi que ce soit d’autre.

Parfois, les signes d’alarme sont là. On les reconnaît, même. On voit le mur. Mais il reste toujours ce « truc à finir », cet objectif jusqu’auquel il faut tenir, etc. And round and round we go.

Prendre soin de soi. Se reposer. Faire des choses qui font du bien. C’est si facile à dire. C’est aussi la première chose qu’on dirait à un-e camarade autiste qui nous ferait part de ce genre d’expérience. Parce que c’est évident. Pour les autres. Se l’appliquer à soi-même est bien plus compliqué. Parce que parfois, je fais le contast, personnellement, que je ne sais pas me reposer. En dehors des moments où je n’arrive plus à réfléchir, ni à rien faire d’ailleurs, parce que je suis épuisé, des fois, souvent, trop souvent en ce moment d’ailleurs, je ne sais pas m’arrêter.

La lecture de ce témoignage m’y a fait réfléchir donc. Je parle souvent de l’autisme, dans un contexte professionnel, personnel, associatif, etc. Il me paraît important d’en parler positivement. De ne pas aller vers ce que j’appelle le « porno émotionnel ». Je n’ai pas envie de susciter le « Vous êtes si courageux » ou de « Cela doit être si difficile, bla bla bla ». Je déploie néanmoins, de manière plus ou moins consciente, un certain nombre de stratégies pour rester invisible. Certaines fonctionnent, d’autres non.

Je milite aussi pour la déstigmatisation du handicap. Parce que je considère qu’une personne n’a pas à être un-e membre productif-ve de la société (au sens capitaliste néolibéral, donc n’a pas a être capable de travailler pour produire de la richesse, souvent pour les autres, d’ailleurs) pour avoir le droit de vivre décemment. Pour valoir quelquechose. Mais cette lecture m’a amené à réfléchir sur le fait que je suis régulièrement confronté à mon handicap. A ces demandes extérieures, ces attentes, qui dépassent mes capacités. Ces objectifs (ambitieux? irréalistes?) que je me mets moi-même, parfois. Souvent.

Et toutes ces fois où j’y suis confronté de manière violente, parce que je suis épuisé, parce que je ne peux plus. Ces fois où je suis confronté à mes limites. A mes limitations. A ce qui fait que je ne suis pas comme d’autres personnes plus proches de la norme que moi. Ces fois où je déteste mon cerveau, la façon dont il fonctionne, où je voudrais voir ce qu’est le monde sans l’autisme.

Alors, oui, je ne suis pas qu’autiste. Je suis plein d’autres choses. Mais parfois, cette part de moi prend beaucoup de place. Parfois, il est très compliqué de faire avec. D’accepter. Le handicap, c’est compliqué. On en parle si souvent pas parce qu’on restreint notre identité à cela, comme je peux l’entendre parfois. Mais parce qu’on le vit tous les jours. Certains jours plus que d’autres.



Mon but n’est pas ici de décourager. Comme dit, les choses fluctuent. Ce blog est l’occasion pour moi de parler de certaines choses qui me travaillent, pas uniquement de mon travail (ah ah). Pour les personnes qui traversent en ce moment des périodes difficiles, tenez-bon. A un moment, la lumière réapparaît. Prenez soin de vous.

Un avis sur « Se dépasser »

  1. C’est exactement ça… J’ai même poussé le truc jusqu’à prendre de temps en temps des moments de repos, juste de quoi pouvoir « tenir » au moment de reprendre le travail. (Car tous ces efforts, je les fais quasi uniquement pour le travail, pas pour autre chose.) Ce sont les restrictions liées au Covid et les chamboulements qu’elles ont entraînées qui m’ont finalement fait craquer: je supporte très très mal le port du masque, qui est donc source d’angoisse, plus la fatigue, j’ai fini en arrêt pour deux mois. Et même maintenant, mon principal souci est d’arriver à reprendre le boulot sans recraquer tout de suite derrière… Mais je ne serai clairement pas vraiment reposée à ce moment-là. Pour ça, il faudrait que je m’arrête genre 6 mois, et ça me paraît totalement inconcevable…

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